Radialsystem Berlin : musique et opulence technologique
« Quartett zum Quadrat » d’après Heiner Müller et deux quatuors à cordes de Leoš Janáček – conception, mise en scène, costumes : Nicola Hümpel, scénographie et technique vidéo : Oliver Proske, musique : Kuss Quartett
L’idée de relier la pièce de Heiner Müller, souvent mise en scène dans l’espace germanophone, aux deux quatuors à cordes plutôt rarement joués de Leoš Janáček paraît à la fois abstraite et séduisante. « Quartett » est une pièce pour deux personnages, dans laquelle un homme et une femme, au cours d’un combat des sexes implacable, jouent encore deux autres femmes l’un pour l’autre, en échangeant les genres, jusqu’à ce que l’homme, mourant, soit vaincu dans le rôle d’une femme – selon l’auto-évaluation moqueuse de Müller, un mélange entre Les Bonnes de Jean Genet et la farce cinématographique Charleys Tante avec Peter Alexander, sortie en 1963. La « Kreutzersonate » de Janáček, quant à elle, remonte à un récit de Tolstoï, dans lequel la sonate de Beethoven du même titre est la musique d’accompagnement d’une histoire d’adultère, et dans laquelle le compositeur tchèque a surtout ressenti le malheur de la femme punie. Mettre au carré ces deux œuvres de tempérament opposé, comme l’a imaginé Andreas Hillger, dramaturge de Nico and the Navigators, constitue donc un formidable saut, ou plutôt un grand écart.
D’un autre côté, de telles combinaisons sont précisément la spécialité de Nico and the Navigators, afin de dépasser de manière ludique les modes de représentation habituels et de faire éclater les œuvres au passage. Ainsi, deux figures gisent d’abord, emmêlées l’une dans l’autre, sous une coiffe de gaze comme dans un œuf de serpent, une surface oblique au-dessus d’elles servant de miroir qui les dédouble toutes deux. Le Kuss Quartett de Jana Kuss (violon) joue debout à côté le premier mouvement de la « Kreutzersonate » – l’ensemble de la disposition est d’un artificiel glacé.
Avec l’entrée en scène d’Annedore Kleist en Merteuil et de Martin Clausen en Valmont, une autre note est donnée par leurs costumes. Dans le texte de Müller, ils envisagent de « frotter leurs fourrures l’une contre l’autre », comme expression pour un sexe animal. Nicola Hümpel a costumé Merteuil de bottes en peau de serpent et d’un col en renard comme en portaient, il y a des décennies, des retraitées qui ne pouvaient pas se permettre un manteau de fourrure. Le Valmont de Clausen, en revanche, porte des lunettes de pilote façon Atze Schröder et une sorte de manteau d’ours polaire comme signe de sa vie de séducteur usé. Certes, la didascalie de Müller – « un salon avant la Révolution française, un bunker après la Troisième Guerre mondiale » – laisse largement ouverte la localisation des personnages, mais ici, c’est le trash qui est censé caricaturer l’intérieur, ce qui se trouve à nouveau en certain contraste avec la langue délibérément obscène de Müller, qui célèbre toutes les humiliations. En accord avec cela, ou plutôt en décalage, Clausen joue à la fin, à moitié en bredouillant, un Valmont ivre agonisant.
Mais il existe encore d’autres niveaux de format. Lorsque, par exemple, Martin Buczko et Yui Kawaguchi, en tant que danseur et danseuse, dédoublent l’autre couple pour former un véritable quatuor. Ou lorsque Paul Hübner à la trompette et Lorenzo Riessler aux percussions opposent au Kuss Quartett un univers sonore de sons jazz tendus. La disparité semble ainsi être le principe.
Un point culminant technique et visuel est fourni par le mur-miroir d’Oliver Proske, qui peut aussi être un écran pour les gros plans des visages de Valmont et Merteuil, et en outre une fenêtre sur un monde virtuel en 3D dans lequel on peut pénétrer dans le bunker suggéré par Müller – et dans lequel les deux danseurs disparaissent un moment de tout leur corps. Très impressionnant.
Cette opulence technique et musicale ne conduit toutefois pas à une exploration approfondie de la pièce, car le texte n’est ici plus qu’une partie d’un immense appareil qui, avec les caméras, impose aussi aux deux personnages une manière de jouer tournée vers elles et fait apparaître la musique comme dominante. Le tout possède certes une grande valeur spectaculaire, mais les presque deux heures et demie (probablement la plus longue mise en scène de « Quartett » qui ait jamais existé) freinent néanmoins la force qui devrait émaner de la pièce de Müller.
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